Reconnaître la valeur intrinsèque de la nature

De passage en Suisse, la juriste française Valérie Cabanes a défendu le principe que les crimes contre l’écosystème, l’écocide, soient reconnus par la Cour pénale internationale.
Juriste en droit international, spécialisée dans les droits humains et le droit humanitaire, la Française Valérie Cabanes défend l’inscription de la notion d’écocide (crime contre l’écosystème terrestre) dans le droit pénal international. Dès 2012, elle a participé au lancement d’une initiative citoyenne européenne, forte de 200’000 signatures, proposant une directive européenne en ce sens. Puis en 2015, elle a travaillé sur une proposition d’amendements au Statut de la Cour pénale internationale pour intégrer l’écocide comme crime contre la paix. Auteure d’«Un nouveau Droit pour la Terre, pour en finir avec l’écocide» et «Homo Natura, en harmonie avec le vivant », elle était de passage en Suisse la semaine dernière. Interview.

Avec le mouvement End Ecocide on Earth, vous voudriez que les crimes environnementaux les plus graves soient reconnus par la Cour pénale internationale (CPI) afin de pouvoir juger les responsables de catastrophes écologiques. Où en êtes-vous dans votre démarche?

Valérie Cabanes Du fait que seuls les Etats-parties et non les citoyens peuvent proposer des amendements au Statut de la CPI, cela avance doucement. Les Etats du Pacifique, comme le Vanuatu, qui sont directement menacés par les changements climatiques, sont les plus intéressés à ce que le crime d’écocide soit reconnu. En Europe, une directive approuvée en 2017 fait obligation aux États membres de prévoir dans leur législation nationale des sanctions pénales pour les violations graves des dispositions du droit communautaire relatif à la protection de l’environnement. Elle n’impose toutefois pas l’application de ces sanctions, ni à bien les définir. On m’a sollicitée pour rédiger une proposition de loi sur l’écocide en France. Au niveau politique, les Verts mondiaux et européens ont voté en 2017 une résolution sur le thème.

Ne serait-il pas finalement pas plus facile de renforcer les législations nationales face aux atteintes à l’environnement?

Le minimum auquel il faut arriver- tant au niveau national qu’international- est de reconnaître la valeur intrinsèque des écosystèmes. A cet égard, le procès de 2012 de la catastrophe du pétrolier l’Erika, qui fait naufrage en Bretagne en 1999, a permis la création d’une jurisprudence en France. Pour la première fois, la notion de préjudice écologique pur, sans lien avec l’humain, fondement juridique habituel du droit occidental, a été reconnue. 300 millions de dommages et intérêts ont été attribués aux collectivités publiques affectées et 13 millions pour le préjudice direct à l’écosystème marin. Cette première reconnaissance de la valeur de ce que j’appelle nos «communs naturels» devrait l’être aussi de façon préventive, avant même les catastrophes. Cette semaine, la décision de la cour d’appel de Virginie de suspendre un projet de gazoduc qui menaçait une aire de forêt nationale va dans ce sens.

Depuis le naufrage du pétrolier de l’Amoco Cadiz en 1978, qui avait débouché sur une condamnation d’Amoco et le déblocage d’indemnités aux plaignants, n’y a-t-il quand même pas eu d’amélioration dans les sanctions ?

Il est vrai qu’il existe un arsenal juridique renforcé en France et en Europe quand une catastrophe écologique débouche sur des dégâts humains. Le dirigeant de l’usine AZF de Toulouse a été condamné au pénal après l’explosion, qui a fait 31 morts. Suite à l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, une loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordres a été approuvée en France. Cependant, de telles sanctions n’existent pas en cas d’atteintes à l’environnement en tant que tel. La notion d’écocide est la seule qui puisse donner des droits à la nature au nom des droits des générations futures. Elle pourrait ainsi obliger les Etats et les multinationales à garder le 80% des réserves fossiles connues sous la terre pour éviter le réchauffement de la planète de plus de 1,5°C. Elle pourrait également contraindre les gouvernements et les banques, qui dépensent 4740 milliards d’euros par an dans la promotion du pétrole, gaz et charbon, à réinvestir dans un Plan Marshall pour les énergies propres, créatrices d’emplois.

Quels sont finalement les Etats qui avancent le plus dans cette reconnaissance de l’écocide?

Les exemples de cette prise de conscience de la valeur intrinsèque des écosystèmes et de la nécessité de les protéger sont nombreux. En avril 2018, la Cour suprême de justice colombienne, saisie par 25 enfants et jeunes avec l’aide de l’association Dejusticia, a décidé de protéger l’Amazonie de la déforestation, pour protéger le climat et les droits des générations futures. Elle a aussi octroyé une personnalité juridique à la forêt pour qu’elle puisse défendre son droit à exister.

En Inde, en mars 2017, la Haute-cour de l’État d’Uttarakhand a reconnu le Gange et ses affluents comme des entités vivantes à protéger, avant de généraliser ce concept aux glaciers Gangotri et Yamunotri menacés par le changement climatique, puis à l’air, aux prairies, vallées, jungles et forêts.

A l’inverse, une compagnie comme Chevron-Texaco, qui a été condamné en Equateur pour ses atteintes à l’environnement a pu casser le jugement devant un tribunal canadien. Que vous inspire cet exemple?

Les multinationales vivent encore dans l’impunité, du fait qu’elles ne sont pas des sujets de droit international. Elles peuvent ainsi recourir à des tribunaux privés d’arbitrage de grandes instances comme l’OMC ou la banque mondiale pour revendiquer leurs droits économiques. Avec leur puissance financière, qui dépasse parfois celles des Etats, elles peuvent ainsi échapper à la justice. Notre projet d’inscrire de crime d’écocide dans la juridiction de la Cour pénale internationale permettrait de poursuivre des dirigeants des grands groupes, mais aussi les entités morales, comme les banques, qui les financent. Ces risques de condamnation des PDG pourraient, dans le même temps, renforcer leur position face aux actionnaires ou fonds de pension. Au lieu de favoriser le profit sur le court terme, ils pourraient alors revendiquer des investissements dans des technologies propres d’avenir. n

Propos recueillis par Joël Depommier

Valérie Cabanes à La Chaux-de-Fonds

L’historique de cette invitation provient de Maria Belo, présidente du législatif de la ville de La Chaux-de-Fonds. L’idée de proposer cette nouveauté a été ébauchée par la section. Il s’agit d’accorder à chaque présidente ou président du législatif la possibilité d’organiser un événement sur un thème d’intérêt général à l’intention de la population et Maria Belo a obtenu l’accord du bureau du législatif.

Au sein du POP neuchâtelois, plusieurs membres estiment que le capitalisme sera éliminé par les dégâts que produit la destruction de notre environnement, dès que ses effets seront perçus directement par la population. Actuellement c’est le défit climatique qui est souvent évoqué, mais le recul de la biodiversité constitue aussi une alarme déterminante pour la survie de l’être humain. C’est donc tout naturellement que Maria Bello a invité Valérie Cabanes à venir présenter son objectif de donner des droits juridiques à la nature.

La juriste, auteure du livre «Un nouveau Droit pour la Terre», s’est d’abord exprimée au Lycée Blaise Cendras devant une centaine d’étudiantes et étudiants et, le soir, elle donnait une conférence publique gratuite. Nous avons constaté que plusieurs étudiants subjugués par l’entretien du matin étaient présents à la conférence. Valérie Cabanes a partagé ses opinions devant un public de plus de 150 personnes. Son constat et ses activités pour faire changer les mentalités étaient très forts et elle a condamné sans réserve le capitalisme et les entreprises multinationales qui continuent sans vergogne de s’enrichir sans aucune considération pour la destruction de la biodiversité et du climat.

«Une vie hors-sol, isolée du vivant»

L’intérêt manifesté par le public laisse à penser que la multiplication des informations se révèle indispensable pour faire face au danger qui nous menace directement.

Valérie Cabanes exprime son inquiétude, car «nous vivons comme hors-sol, isolés du reste du vivant, oubliant que nous sommes des êtres de nature. Nous devons réapprendre, à l’image des peuples premiers, notre rôle de gardiens. (…) Cette démarche exige de baisser nos armes économiques, de questionner notre rapport à la propriété, de limiter la souveraineté des Etats et de repenser la démocratie. Elle impose enfin de reconnaître que la nature a le droit d’exister et de se régénérer. Pour garantir aux générations futures un environnement sain et pérenne.»

Les militantes et militants du POP sont très satisfaits du succès de cette première expérience et espèrent qu’elle sera reprise par les futures présidences du législatif local.

Alain Bringolf